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Allocution du Procureur à l’occasion de l’inauguration de la Chambre spéciale chargée de juger les crimes de guerre au sein de la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine (Sarajevo, 9 mars 2005)

BUREAU DU PROCUREUR
COMMUNIQUE DE PRESSE
(Destiné exclusivement à l’usage des médias. Document non officiel.)
La Haye, le 9 mars 2005
CS/PR1604f

Allocution du Procureur à l’occasion de l’inauguration de la Chambre spéciale chargée de juger les crimes de guerre au sein de la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine (Sarajevo, 9 mars 2005)

Excellences, Mesdames et Messieurs, chers collègues,

Bien des mots justes ont été prononcés aujourd’hui à propos de l’inauguration de la Chambre spéciale chargée de juger les crimes de guerre au sein de la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine. Je serai brève et je m’associe de tout cœur avec les orateurs précédents pour saluer cet important événement. Je souhaite à nos partenaires — juges et procureurs de la Cour et de la Chambre — plein succès dans leur entreprise et beaucoup de courage, tant sur le plan professionnel que sur le plan moral. J’exhorte la communauté internationale à leur apporter un soutien continu et généreux, car la majorité des crimes les plus terribles des années 1990 ont été commis en Bosnie-Herzégovine.

La Bosnie-Herzégovine a enfin reçu un organe juridique du niveau national qui lui permettra de juger des crimes de guerre et notamment les affaires appelées à lui être renvoyées par le TPIY. Avec les instances judiciaires spéciales de Croatie et de Serbie chargées de juger les crimes de guerre, et à la condition d’une coopération régionale efficace, la Chambre des crimes de guerre de Sarajevo doit nécessairement prendre part elle aussi à la lutte contre l’impunité. Mon Bureau soutient depuis longtemps les poursuites pour crimes de guerre engagées au niveau national, et encourage la coopération directe enter les États concernés. Nous continuerons à aller dans ce sens, avec les moyens mis à ma disposition.

Nous sommes tous bien conscients de l’importance de la Chambre pour les crimes de guerre de Sarajevo. Permettez-moi de mettre l’accent sur trois points seulement qui, à mon avis, seront au cœur des poursuites pour crimes de guerre engagées devant les juridictions nationales. Tout d’abord, ces poursuites devront être centrées sur les victimes, motivées par elles, et non considérées comme un processus en soi, comme la justice pour la justice. Ensuite, elles devront être crédibles et perçues comme apolitiques/dépolitisées — ce qui est crucial pour les témoins. Enfin, elles devront lutter contre des préjugés profondément ancrés, les idées reçues du public, des différends non résolus et sans doute des ingérences politiques. Il y aura de toute évidence de nombreuses difficultés et de nombreux obstacles à surmonter, mais vous aurez le luxe de ne pas être tenus par des délais pour mener à bien vos travaux.

Nous avons toujours dit qu’il y a des milliers d’auteurs de crimes de guerre, et que le Tribunal n’a pas été conçu pour les juger tous. La compétence concurrente du TPIY et des instances judiciaires nationales n’a pas eu, et c’est regrettable, les résultats escomptés. Beaucoup de temps a été gaspillé, et beaucoup d’éléments de preuve ont été perdus, en raison de la réticente croissante des témoins à déposer et du décès de certains d’entre eux. L’héritage du TPIY et sa jurisprudence vous seront toutefois d’une aide précieuse.

Tous ceux d’entre nous qui travaillent dans le cadre d’affaires de crimes de guerre font l’objet de l’attention soutenue des milliers de victimes des différentes parties au conflit. Nous devons, de ce fait, toujours avoir à l’esprit ces mots de Martin Luther King : « Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. » En travaillant pour la Chambre des crimes de guerre de Sarajevo, vous serez soumis à un suivi non seulement par la communauté internationale, mais aussi, et plus encore, par vos trois peuples, vos deux entités, vos voisins. La Cour d’État de Bosnie-Herzégovine doit devenir une instance judiciaire véritablement nationale, ce qui constituera un grand pas en avant vers la réconciliation. Il faut déployer des efforts considérables et faire preuve d’une équité sans faille pour en finir avec les soupçons, les préjugés et le manque de confiance. Il s’agit d’un défi de taille, et non d’un privilège. Si, à bien des égards, votre tâche sera plus ardue dans la mesure où vous n’avez pas les pouvoirs dont dispose le Tribunal international, votre pouvoir et votre autorité seront en réalité supérieurs, car ce pays est le vôtre.

Pour la première fois depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, une juridiction nationale se voit attribuer l’autorité requise pour engager des poursuites contre des auteurs de crimes de guerre. Penser que sa réussite est garantie serait une erreur. Il nous faudra voir comment la pratique et l’expérience acquises par le TPIY se reflèteront dans les procès menés sur le plan national. Des audiences récemment tenues au TPIY relativement aux renvois d’affaires devant des instances judiciaires nationales ont révélé de nombreux problèmes. Certaines difficultés dues aux systèmes juridiques différents subsistent, notamment en matière de responsabilité du supérieur hiérarchique et de rétroactivité. Nous entendons certains renouveler les tentatives injustes et inutiles visant à faire une distinction générale entre les « agresseurs »et les « agressés », entre eux et nous. Mon message est le suivant : l’« agressé » n’a aucune excuse s’il a tué ou ordonné que soient tués des civils innocents, tous sont égaux devant la loi. Le critère de réussite doit être le même, et il doit être simple : il faut que les victimes soient le plus satisfaites possibles, car elles sont des centaines de milliers, et leurs souffrances doivent être prises en compte avant toute chose.

Le débat sur les crimes de guerre commis en ex-Yougoslavie ne faiblit pas. Il imprègne la vie quotidienne et les médias, toujours politisé. Tel est le contexte dans lequel il vous faudra travailler : le public ne s’intéresse qu’aux suspects ou aux accusés, ou à une vérité régie par la politique, et non par la justice. Je me soucie bien plus des victimes des crimes de guerre et de leurs familles, et je vous demande instamment de faire des victimes la priorité de toutes vos procédures judiciaires.
J’en viens finalement à mon propos principal : les instances judiciaires nationales doivent poursuivre nos travaux, et l’impunité ne saurait être tolérée, telle est notre obligation morale et déontologique de juristes. Nous serons tous d’accord avec le célèbre écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, connu pour les terribles épreuves qu’il a endurées sous l’épouvantable injustice du régime stalinien, pour dire que si nous ne punissons pas les auteurs des crimes, nous retirons aux générations à venir les fondations de la justice Au nom des futures générations de ce pays, je souhaite à la Chambre des crimes de guerre et à la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine de pleinement réussir à traduire en justice les auteurs de crimes. Je vous remercie.