Site Internet consacré à l’héritage du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

Depuis la fermeture du TPIY le 31 décembre 2017, le Mécanisme alimente ce site Internet dans le cadre de sa mission visant à préserver et promouvoir l’héritage des Tribunaux pénaux internationaux.

 Consultez le site Internet du Mécanisme.

La chambre d'appel se prononce dans l'affaire le procureur contre Kunarac, Kovac et Vukovic (Affaire Foca)

Communiqué de presse
CHAMBRE D’APPEL
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
 

La Haye, 12 juin 2002
CC/S.I.P/679-f


La chambre d'appel se prononce dans l'affaire le procureur contre Kunarac, Kovac et Vukovic (Affaire Foca)

 

LA CHAMBRE D’APPEL SE PRONONCE DANS L’AFFAIRE LE PROCUREUR CONTRE KUNARAC, KOVAC ET VUKOVIC (AFFAIRE FOCA):

Les motifs d’appel des accusés sont rejetés Les condamnations prononcées par la Chambre de première instance sont confirmées: 28 ans d’emprisonnement pour Dragoljub Kunarac, 20 ans pour Radomir Kovac et 12 ans pour Zoran Vukovic
La Chambre d’appel du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie tient son audience publique ce jour pour le prononcé de son arrêt concernant l’appel interjeté dans le cadre de l’affaire « Le Procureur contre Kunarac, Kovac et Vukovic ». L’Arrêt précise la définition de plusieurs crimes relevant de notre compétence. En particulier, la Chambre d’appel clarifie le statut du viol en tant que crime sanctionné en droit international coutumier.

Le résumé qui suit n’a évidemment pas de valeur juridique. Seul l’arrêt qui en est l’objet, signé par les 5 juges du banc, a une telle valeur. En vertu de l’article 15 bis du Règlement de procédure et de preuve, nous entendrons aujourd’hui cette affaire en l’absence du Juge Mehmet Güney retenu par ailleurs.

Bref rappel des faits

D’avril 1992 jusqu’en février 1993 au moins, la région de Foca était le théâtre d’un conflit armé. Les crimes dont Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic ont été reconnus coupables par la Chambre de première instance étaient étroitement liés à ce conflit armé. Des civils non-serbes ont été tués, violés ou autrement maltraités en conséquence directe du conflit armé. Kunarac, Kovac et Vukovic ont aussi participé à cette campagne qui visait, entre autres objectifs, à débarrasser la région de Foca de ses habitants non-serbes. Une des cibles de la campagne était les civils musulmans, en particulier les femmes. Elles étaient détenues dans divers centres où régnaient des conditions d’hygiène intolérables et où elles ont subi de multiples sévices, dont des viols répétés. Le comportement criminel des trois Appelants s’inscrivait dans le cadre de cette attaque systématique contre les civils non-serbes. Tous trois savaient que la région de Foca était le théâtre d’un conflit armé. Ils savaient également qu’une attaque contre la population civile non-serbe avait été lancée et que leurs actes criminels s’inscrivaient dans le cadre de cette attaque ou en faisaient partie.

Le 22 février 2001, la Chambre de première instance a déclaré Dragoljub Kunarac coupable de crime contre l’humanité sous les chefs de réduction en esclavage, de viol et de torture ainsi que de violations des lois et coutumes de la guerre sous les chefs de viol et de torture. Par la même décision, Radomir Kovac a été déclaré coupable de crime contre l’humanité sous les chefs de réduction en esclavage et de viol ainsi que de violations des lois et coutumes de la guerre sous le chef d’atteintes à la dignité des personnes. Zoran Vukovic, quant à lui, a été déclaré coupable de crime contre l’humanité sous les chefs de viol et de torture ainsi que de violations des lois et coutumes de la guerre sous les chefs de viol et de torture. Les trois accusés ont été condamnés à des peines uniques, respectivement de 28, 20 et 12 années d’emprisonnement.

Radomir Kovac et Zoran Vukovic ont déposé le 6 mars 2001 un acte d’appel contre le jugement et la sentence de la Chambre de première instance. Dragoljub Kunarac en a fait de même le 7 mars 2001.

Les Appelants ont présenté plusieurs moyens d’appel. La Chambre d’appel a relevé que cinq d’entre eux étaient communs à au moins deux des trois Appelants et les a traités aux chapitres III à VII du présent arrêt. Chacun des moyens soulevés par un seul des Appelants fait l’objet d’un chapitre distinct.

I. Moyens d’appel communs relatifs à l’article 3 du Statut :

A. S’agissant de l’existence d’un conflit armé et du lien du comportement criminel avec celui-ci :

Selon les Appelants, la Chambre de première instance a eu tort de conclure qu’il existait un conflit armé dans deux municipalités voisines de celle de Foca, à savoir les municipalités de Gačko et de Kalinovik. Etant donné que ces municipalités sont voisines de celle de Foca et contiguës à cette dernière et puisque les Appelants ont admis qu’il y avait un conflit armé dans la région de Foca, la Chambre d’appel, rappelant que l’état de conflit armé ne se limite pas aux seuls secteurs où se déroulent effectivement des combats mais existe sur tout le territoire contrôlé par des parties belligérantes, considère que le Procureur n’était pas tenu de prouver l’existence d’un conflit armé sur chaque centimètre carré de la région en question. La Chambre de première instance disposait d’éléments de preuve en nombre suffisant pour conclure valablement à l’existence d’un conflit armé sur le territoire des trois municipalités en question.

Ces moyens conduisaient ensuite à se demander si la Chambre de première instance a commis une erreur en formulant le critère applicable pour déterminer si le lien exigé entre le conflit armé et le comportement criminel existait bel et bien. Les Appelants ont tous trois soutenu que le critère utilisé par la Chambre de première instance était insuffisant. Selon eux, l’existence d’un lien aurait dû être établie pour chaque crime, et il aurait fallu se demander si les actes en question peuvent être perpétrés même quand il n’y a pas de conflit armé. La Chambre d’appel souligne que le lien exigé n’est pourtant pas un lien de cause à effet entre le conflit armé et la perpétration du crime ; il suffit que l’existence du conflit armé ait considérablement pesé sur la capacité de l’auteur du crime à le commettre, sur sa décision de le commettre, sur la manière dont il l’a commis ou sur le but dans lequel il l’a commis. Par conséquent, la Chambre de première instance a valablement pu tenir compte, entre autres, des indices suivants : les auteurs des crimes sont des combattants, les victimes ne sont pas des combattantes, les victimes appartiennent au camp adverse et les actes pourraient être considérés comme servant l’objectif ultime d’une campagne militaire. Or, en l’espèce, il a été établi que les auteurs des crimes ont agi dans le cadre ou sous le couvert d’un conflit armé. Cela suffit pour conclure que leurs actes étaient étroitement liés au dit conflit comme l’exige l’article 3 du Statut. La Chambre d’appel ne peut que considérer que cette conclusion de la Chambre de première instance sur ce point est non contestable.

B. S’agissant de la portée matérielle de l’article 3 du Statut et de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 :

Conformément à la jurisprudence du Tribunal, la Chambre d’appel rejette les affirmations non fondées des Appelants selon lesquelles l’article 3 du Statut ne traiterait que de la protection des biens et de l’emploi légitime des armes autorisées et, partant, ne couvrirait pas les violations graves à l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 ou ne protégerait que les droits des parties belligérantes, par opposition aux droits des personnes physiques. En conséquence, ce moyen est rejeté.

II. Moyens d’appel communs relatifs à l’article 5 du Statut :

Les Appelants ont contesté l’interprétation, par la Chambre de première instance, des conditions générales énoncées dans le chapeau de l’article 5 du Statut relatif au crime contre l’humanité.

A. S’agissant du lien avec le conflit armé au sens de l’article 5 du Statut :

Cette exigence énoncée à l’article 5 n’est qu’une condition préalable à l’exercice de la compétence du Tribunal. Elle est satisfaite par la seule preuve de l’existence d’un conflit armé et ne nécessite pas, contrairement aux arguments des Appelants, de lien matériel entre les actes des accusés et le conflit armé. La Chambre d’appel, faisant sienne la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle il y avait un conflit armé aux lieux et dates visés par les Actes d’accusation, rejette ces moyens d’appel.

B. S’agissant de l’existence d’une « attaque » :

Les Appelants prétendent que la Chambre de première instance a faussement constaté l’existence d’une attaque contre la population civile non serbe de Foca. La Chambre d’appel est cependant convaincue que la Chambre de première instance a correctement défini et interprété le concept d’« attaque » qu’elle a analysé comme étant un type de comportement entraînant des actes de violence. Au sens de la définition du crime contre l’humanité, le terme « attaque » ne se limite pas à la conduite des hostilités mais comprend notamment des situations où sont maltraitées des personnes ne prenant aucune part active aux hostilités, où est prise pour cible une entité non combattante — une population civile quelle qu’elle soit. Au regard du caractère non contestable des conclusions de la Chambre de première instance concernant l’attaque, la Chambre d’appel rejette ces moyens d’appel.

C. S’agissant de la condition selon laquelle l’attaque doit être dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit :

Les Appelants font valoir que ce qu’auraient subi les citoyens non serbes de la municipalité de Foca n’était pas la conséquence regrettable d’une attaque dirigée contre la population civile en tant que telle, mais bien le résultat malencontreux d’une opération militaire légitime. En d’autres termes, il s’agirait de « dommages collatéraux ». Cependant, certains éléments ont pu raisonnablement convaincre les juges de la Chambre de première instance que l’attaque était effectivement dirigée contre une « population » civile, plutôt que contre un nombre limité d’individus choisis au hasard, notamment les moyens et méthodes utilisés au cours de l’attaque, le statut des victimes, leur nombre, le caractère discriminatoire de l’attaque, la nature des crimes commis pendant celle-ci… La Chambre d’appel est convaincue que la Chambre de première instance a correctement conclu à l’existence d’une telle attaque. En outre, en identifiant la « population » attaquée, à savoir la population non serbe de Foca, elle a ainsi pu déceler une tentative de déguiser des agissements criminels en entreprise militaire. Ces moyens d’appel sont donc rejetés.

D. S’agissant du caractère « généralisé ou systématique » de l’attaque :

Selon les Appelants, même si elles étaient acceptées, les preuves des crimes commis contre des civils non serbes ne suffiraient pas à conclure au caractère généralisé ou systématique de l’attaque, et ce en raison de leur caractère limité, tant en importance qu’en nombre. Les Appelants ajoutent qu’en droit, l’attaque doit être généralisée et systématique. Mais, la Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance a correctement défini l’adjectif « généralisé » comme renvoyant, entre autres, au nombre de victimes de l’attaque et à sa menée sur une grande échelle puis l’adjectif « systématique » comme traduisant le caractère organisé ou répété des actes de violence. Pour déterminer ce qui constitue une attaque « généralisée » ou « systématique », une Chambre de première instance s’appuie notamment sur les moyens, méthodes et ressources employés par les attaquants, les conséquences de l’attaque sur la population visée, le nombre des victimes, le caractère discriminatoire des actes, l’éventuelle participation de responsables ou d’autorités, tout autre scénario permettant d’identifier les crimes… De plus, la Chambre de première instance a rappelé, à juste titre, qu’en droit, l’attaque devait être soit « généralisée » soit « systématique », précisant qu’il s’agit d’une alternative et non d’une double condition. En l’espèce, elle a correctement conclu que l’attaque contre la population non serbe de Foca était systématique. La Chambre d’appel rejette en conséquence ces moyens d’appel.

E. S’agissant du lien avec l’attaque et de la mens rea requise pour les crimes contre l’humanité :

Les Appelants allèguent que la Chambre de première instance a conclu à tort à l’existence d’un lien entre leurs actes et l’attaque puisqu’ils n’étaient même pas au courant de celle-ci, que leurs actes revêtaient un caractère purement militaire et qu’ils n’ont nullement eu la volonté de participer à une éventuelle attaque contre une population civile. Comme l’a correctement relevé la Chambre de première instance, le lien entre les actes des accusés et l’attaque consiste en deux éléments : la commission d’un acte faisant objectivement partie de l’attaque ainsi que la connaissance par l’accusé de l’attaque menée contre la population civile et du fait que son acte s’inscrit dans le cadre de cette attaque. La Chambre d’appel est convaincue que la Chambre de première instance a défini et appliqué le critère adéquat s’agissant du lien entre les actes des accusés et l’attaque. Ces moyens d’appel sont donc rejetés.

III. Moyens d’appel relatifs à la définition des infractions donnée par la Chambre de première instance :

A. S’agissant de la définition du crime de réduction en esclavage :

Les Appelants proposent de substituer les éléments suivants à ceux retenus par la Chambre de première instance pour le crime de réduction en esclavage : l’accusé doit avoir considéré la victime « comme son propre bien », il doit y avoir eu une absence de consentement manifeste et constant de la victime, la victime doit avoir été détenue pendant une durée indéfinie ou, du moins, prolongée, et l’accusé doit avoir eu l’intention de détenir la victime sous contrôle permanent, pendant une période prolongée, dans le but de l’utiliser sexuellement. Toutefois, la Chambre d’appel ne saurait accepter de considérer le défaut de consentement comme un élément constitutif du crime. Elle se range à la conclusion de la Chambre de première instance attribuant à la durée de la détention une importance relative et n’y voyant pas un élément constitutif du crime. Elle souscrit à la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle l’élément moral requis pour ce crime réside dans l’intention d’exercer les attributs du droit de propriété sur les victimes sans qu’il soit nécessaire de prouver que l’accusé avait l’intention de détenir les victimes sous contrôle permanent, pendant une période prolongée, dans le but de les utiliser sexuellement. En conséquence, la Chambre d’appel estime que la définition donnée au crime de réduction en esclavage par la Chambre de première instance n’est pas trop large et reflète bien l’état du droit international coutumier à l’époque des actes incriminés. Le moyen d’appel relatif à la définition du crime de réduction en esclavage est onc rejeté.

B. S’agissant de la définition du crime de viol :

Selon les Appelants, le crime de viol exige de démontrer, outre la pénétration, l’existence de deux autres éléments : l’emploi de la force ou la menace de son emploi, et une résistance « continue » ou « réelle » de la victime. La Chambre d’appel ne peut que souscrire à la définition du viol donnée par la Chambre de première instance à la suite de son analyse approfondie des systèmes juridiques du droit romano-germanique et de la common law, l’élément central de cette définition tenant à l’absence de consentement de la part de la victime. En outre, la Chambre d’appel souligne qu’il convient de rejeter la condition de « résistance » avancée par les Appelants, justifiée ni en droit ni en fait, et que l’emploi de la force n’est pas en soi un élément constitutif du viol. Les circonstances coercitives de l’espèce ont exclu toute possibilité de consentement des victimes aux actes sexuels. Les moyens d’appel relatif à la définition du crime de viol sont donc rejetés.

C. S’agissant de la définition du crime de torture :

Les Appelants concernés n’ont pas contesté la définition de la torture mais ont fait valoir que la présence de ses éléments constitutifs n’a pas été prouvée de façon satisfaisante dans la présente affaire. La Chambre d’appel souhaite préciser que certains actes établissent per se la souffrance de ceux qui les subissent. Le viol est évidemment l’un de ceux-ci. De plus, la motivation sexuelle admise par les accusés n’exclut certainement pas ni leur intention de commettre un acte qui a eu pour conséquence de causer de grandes souffrances ni la poursuite d’un but discriminatoire. Les moyens relatifs à la définition du crime de torture sont rejetés.

D. S’agissant de la définition du crime d’atteinte à la dignité des personnes (Kovac) :

Selon l’Appelant Kovac, la Chambre de première instance n’aurait pas défini quels actes sont susceptibles de constituer des atteintes à la dignité des personnes ni établi son intention spécifique d’humilier ou de dégrader la victime. Toutefois, la Chambre d’appel considère que la Chambre de première instance a défini avec justesse le seuil objectif à partir duquel un acte constitue une atteinte à la dignité des personnes, c’est-à-dire « tout acte ou omission dont on reconnaîtrait généralement qu’ils causent une humiliation, une dégradation grave ou qu’ils attentent autrement gravement à la dignité des personnes ». En outre, la Chambre de première instance a estimé avec raison qu’il suffit que l’appelant ait su, comme toute personne sensée l’aurait perçu, que ses actes pourraient avoir un effet gravement humiliant, dégradant ou autrement gravement attentatoire à la dignité humaine. Les moyens relatifs à la définition du crime d’atteintes à la dignité des personnes sont rejetés.

IV. Cumul de qualifications et de déclarations de culpabilité :

La Chambre d’appel rejette l’argument de cumul abusif de qualifications et juge même inutile de reprendre dans le présent arrêt une jurisprudence constante sur ce point.
Quant au cumul de déclarations de culpabilité, la Chambre d’appel a appliqué la méthode énoncée dans l’Arrêt DelalicCelebici »). Elle considère, comme la Chambre de première instance, que les déclarations de culpabilité à raison des mêmes faits en vertu des articles 5 (crimes contre l’humanité) et 3 (violations des lois ou coutumes de la guerre) du Statut sont autorisées, et rejette l’appel sur ce point.

S’agissant des arguments des Appelants relatifs au cumul de déclarations de culpabilité en vertu de l’article 5, vu les circonstances de l’espèce, la Chambre d’appel conclut que tous les éléments constitutifs du viol et de la torture existent. Il est également possible de cumuler, en vertu de l’article 3 du Statut, une déclaration de culpabilité pour viol et une déclaration de culpabilité pour torture à raison du même comportement. Chacun des deux crimes contient un élément matériellement distinct. En l’espèce, pour les cumuls de déclaration de culpabilité, tant en vertu de l’article 5 qu’en vertu de l’article 3, les viols et violences sexuelles constituent des actes de torture. La Chambre d’appel rejette donc l’appel sur ce point.

Le moyen d’appel séparé de l’Appelant Kovac : l’Appelant Kovac soutient qu’il a été, à tort, déclaré coupable à la fois de viol et d’atteintes à la dignité des personnes sur la base de l’article 3 du Statut. La Chambre d’appel rejette cet argument au motif que la Chambre de première instance n’a pas fondé les déclarations de culpabilité qu’elle a prononcées sur le même comportement.

Tous les autres appels tirés du cumul de déclarations de culpabilité sont rejetés.

V. Moyens soulevés à titre individuel :

Les erreurs de fait allégués par Kunarac :

La Chambre d’appel rejette tous les moyens d’appel présentés par Kunarac contre les constatations factuelles de la Chambre de première instance relatives à l’alibi et aux chefs 1 à 4, 9 et 10, 11 et 12 puis 18 à 20. L’Appelant n’a pas démontré que la Chambre de première instance aurait commis quelque erreur de fait ayant entraîné un déni de justice.

Les erreurs de fait allégués par Kovac :

La Chambre d’appel rejette tous les moyens d’appel de Kovac contre les constatations factuelles de la Chambre de première instance relatives à son identification, aux conditions qui régnaient dans son appartement, aux infractions commises sur les personnes de FWS-75 et de A.B., de FWS-87 et de A.S., aux atteintes à la dignité des personnes, à la vente de FWS-87 et de A.S. et aux déclarations de culpabilité pour viol. L’Appelant n’a pas démontré que la Chambre de première instance aurait commis quelque erreur de fait ayant entraîné un déni de justice.

Les erreurs de fait allégués par Vukovic :

La Chambre d’appel rejette l’appel interjeté par l’Appelant Vukovic contre les constatations de la Chambre de première instance relatives aux omissions prétendument relevées dans l’Acte d’accusation, au viol de FWS-50, à son identification et à l’appréciation des éléments de preuve à décharge. L’Appelant n’a pas démontré que la Chambre de première instance aurait commis quelque erreur de fait ayant entraîné un déni de justice.

VI. Moyens d’appel relatifs à la peine :

A. S’agissant de la peine unique :

Les accusés ont soulevé des moyens affirmant en substance que le Règlement n’autorise pas le prononcé d’une peine unique, et que chaque crime dont un accusé a été reconnu coupable devrait faire l’objet d’une condamnation distincte. La Chambre d’appel considère que ni l’article 87 C) ni l’article 101 C) de la 18e édition du Règlement n’interdisaient à une chambre de première instance de fixer une peine unique, et rappelle que la peine unique n’était pas inconnue dans la pratique du Tribunal. Ces moyens sont rejetés.

B. S’agissant du recours à la grille des peines appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie:

Les Appelants font valoir que la Chambre de première instance aurait dû se conformer à la grille des peines pratiquées en ex-Yougoslavie, notamment au sens où la peine dont il est fait appel ne devrait pas dépasser le maximum appliqué par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie. Selon la Chambre d’appel, s’il est vrai qu’une chambre de première instance doit prendre en compte la grille des peines appliquée en ex-Yougoslavie, celle-ci n’est pas liée par cette grille. La Chambre d’appel confirme les conclusions du jugement précisant qu’il est de jurisprudence constante au Tribunal que la pratique des tribunaux de l’ex-Yougoslavie ne lie pas les chambres de première instance dans leur détermination de la peine. La Chambre de première instance s’est bel et bien penchée sur la grille des peines appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie en entendant un témoin expert de la Défense à ce sujet, et s’est donc conformée aux dispositions des articles 24 1) du Statut et 101 B) iii) du Règlement. Elle n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire pour fixer la peine ni commis d’erreur sur ce point. Ces moyens d’appel sont rejetés.

C. S’agissant des circonstances aggravantes :

Les Appelants ont fait valoir que leurs crimes n’auraient pas dû entraîner les peines prononcées parce que certaines circonstances aggravantes qui s’y rapportent n’ont pas été appréciées convenablement :

1. La vulnérabilité de certaines victimes :

L’article 24 2) du Statut dispose qu’en imposant toute peine, les chambres de première instance doivent tenir compte de la gravité de l’infraction. Que la vulnérabilité de la victime soit ou non un élément constitutif du crime de viol ne change rien au fait qu’elle marque la gravité du crime et qu’aux termes du Statut, cette gravité peut être dûment appréciée lors de la détermination de la peine. La Chambre de première instance n’a pas commis d’erreur à cet égard, et ce moyen d’appel est donc rejeté.

2. Contradictions alléguées dans le jugement (Kunarac) :

L’Appelant Kunarac avance que la Chambre de première instance a formulé des conclusions contradictoires sur son rôle dans le conflit armé en ex-Yougoslavie aux paragraphes 858 et 863. Les deux paragraphes en question disent clairement que, pour ce qui est de ces crimes, il n’était pas considéré comme un supérieur hiérarchique. Ce moyen d’appel est donc sans fondement et la Chambre le rejette.

3. La question de l’âge des victimes, toutes âgées de moins de 19 ans à l’exception d’une seule :

La Chambre de première instance a tenu compte à juste titre de l’audition du témoin expert de la Défense sur les peines encourues pour le crime de viol en ex-Yougoslavie qui a confirmé qu’en ex-Yougoslavie, des circonstances aggravantes étaient attachées au viol de mineures de moins de 18 ans. Aux yeux de la Chambre d’appel, ce témoignage de l’expert n’a pas contredit la pratique en cours dans l’ex-République yougoslave de Bosnie-Herzégovine. En vertu de son pouvoir discrétionnaire inhérent, la Chambre de première instance était en effet en droit de conclure que 19 ans est un âge suffisamment proche de celui auquel les personnes sont protégées en raison de leur vulnérabilité particulière pour que l’on puisse considérer cet âge comme une circonstance aggravante. Quant au moyen de l’Appelant Vukovic alléguant d’une erreur d’estimation de l’âge de la victime FWS-50, la Chambre d’appel répond que le fait que deux âges légčrement différents aient été attribués la victime dans le Jugement (respectivement 16 ans environ et 15 ans et demi) ne change rien au fait que celle–ci était jeune et que ce fait pouvait constituer une circonstance aggravante. La Chambre d’appel considère donc que la Chambre de première instance n’a pas fait erreur en prenant en compte le jeune âge des victimes spécifiées dans le Jugement. Ces moyens d’appel sont donc rejetés.

4. La circonstance aggravante de réduction en esclavage sur une longue période (Kunarac) ou le caractère prolongé des mauvais traitements infligés à certaines victimes (Kovac) :

La Chambre d’appel partage l’avis de la Chambre de première instance selon lequel la durée peut être un élément à prendre en compte « pour déterminer s’il y a eu réduction en esclavage » mais n’est pas l’un des éléments constitutifs de l’infraction. Plus la période de réduction en esclavage est longue, plus l’infraction est grave. La Chambre d’appel souscrit à l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle la durée des crimes de réduction en esclavage, de viol et d’atteintes à la dignité des personnes, entre un mois et quatre mois environ, était suffisamment longue pour entraîner une aggravation de la peine. En conséquence, ces moyens d’appel sont rejetés.

5. La question des motifs discriminatoires, élément constitutif des infractions réprimées par l’article 5 du Statut ou circonstance aggravante :

L’Appelant Kunarac a allégué que la Chambre de première instance a fait erreur en retenant l’intention discriminatoire comme une circonstance aggravante, parce qu’il s’agirait d’un élément constitutif des crimes visés par l’article 5 du Statut. La Chambre d’appel renvoie à cet égard à l’Arrêt Tadic, qui déclare que l’intention discriminatoire « ne constitue un élément constitutif indispensable que pour les infractions pour lesquelles elle est expressément stipulée, à savoir les divers types de persécutions visés par l’article 5 h) ». Elle n’est pas requise pour les autres infractions mentionnées à l’article 5 du Statut. Ce moyen d’appel est donc rejeté.

6. La question de la fonction de rétribution de la peine (Kovac) :

Dans la jurisprudence du Tribunal comme dans celle du TPIR, la fonction de rétribution de la peine a toujours été prise en compte, le châtiment étant « entendu comme la punition du criminel pour ses agissements délictueux ». L’Appelant n’a pas étayé son affirmation selon laquelle une tendance du droit international irait à l’encontre de l’approche du Tribunal et du TPIR. Ce moyen d’appel est donc rejeté.

D. S’agissant des circonstances atténuantes :

Kunarac

L’Appelant affirme que le fait que ses actes n’aient pas entraîné de conséquences graves pour aucune des victimes devrait être considéré comme une circonstance atténuante ainsi que le fait qu’il soit père de trois enfants en bas âge. La gravité intrinsèque de ces crimes, élément fondamental dans la détermination de la peine, appelle une sanction sévère qui ne sera pas atténuée motif pris de ce que ces crimes n’auraient pas entraîné de conséquences graves pour les victimes. Ce moyen d’appel est donc rejeté. La Chambre d’appel juge que l’élément familial aurait dû être pris en considération en tant que circonstance atténuante. Ce moyen d’appel est donc partiellement accueilli. Néanmoins, vu le nombre et la gravité des infractions perpétrées, la Chambre d’appel juge que la peine infligée par la Chambre de première instance est appropriée et confirme la sentence rendue sur ce point.

Kovac

L’Appelant avance que la Chambre de première instance aurait dû prendre en compte son absence d’intention de nuire à des Musulmans et son ignorance du fait que ses actes s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique. Avant de fixer la peine, la Chambre de première instance les avait déjà acceptés comme étant prouvés au-delà de tout doute raisonnable, et avait conclu à la culpabilité de l’accusé. L’Appelant ne peut donc soulever à nouveau cette question dans le cadre de l’appel interjeté contre la sentence. En conséquence, ce moyen d’appel est rejeté.

Quant à la deuxième circonstance atténuante invoquée par l’Appelant, la Chambre d’appel note simplement que les quatre femmes que l’Appelant a retenues dans son appartement contre leur gré et maltraitées étaient des Musulmanes et rejette ce moyen non motivé.

Enfin, l’Appelant invoque sa relation avec FWS-87 et la protection dont elle et A.S. ont bénéficié de sa part. La Chambre d’appel partage l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle il n’y avait pas d’amour entre l’Appelant et FWS-87 « mais de la part de ce dernier, un opportunisme cruel, des sévices permanents et un rapport de domination à l’égard d’une jeune fille qui n’avait que 15 ans à l’époque des faits » et la conclusion selon laquelle l’Appelant a « largement contribué au viol de A.S. par Jagos Kostic ». Ce moyen est rejeté.

Vukovic

L’Appelant soutient qu’il a aidé « de nombreuses familles musulmanes », que ses actes n’ont pas entraîné de conséquences graves et qu’il n’y a pas eu emploi de la force ou de la contrainte. Enfin, l’Appelant fait valoir à cette même fin qu’il est marié et qu’il a deux enfants.

La Chambre d’appel juge que l’aide que l’Appelant a apportée à d’autres Musulmans pendant le conflit ne change rien au fait qu’il a commis des crimes graves envers FWS-50, que ses actes ont eu des conséquences graves et que, comme l’indique correctement le Jugement, le viol a été précédé de l’usage de la force ou de la contrainte. Ces moyens sont donc rejetés. Quant à la situation familiale de l’Appelant, elle aurait certes dû être considérée comme une circonstance atténuante mais, bien qu’accueillant ce moyen d’appel, la Chambre d’appel confirme la durée d’emprisonnement fixée par la Chambre de première instance.

E. S’agissant du décompte de la durée de la détention préventive :

La Chambre de première instance a bel et bien pris une disposition en déclarant de vive voix, le 22 février 2001, que le temps passé en détention préventive serait déduit des peines des trois condamnés. Si les Appelants avaient le moindre doute à ce sujet, ils auraient pu, par l’intermédiaire de son Conseil, s’adresser immédiatement à la Chambre de première instance afin qu’elle apporte des éclaircissements. C’est dans ce cadre qu’il convenait de poser la question. Ces moyens d’appel sont rejetés sous réserve que le dernier paragraphe du Jugement soit lu en conjonction avec le texte lu en audience par la Chambre le 22 février 2001. La durée de détention préventive à déduire de la peine des Appelants sera donc calculée à compter du jour où ceux-ci se sont livrés au Tribunal ou ont été placés sous sa garde.

DISPOSITIF :

Par ces motifs,

A. Les appels interjetés par Dragoljub Kunarac contre ses déclarations de culpabilité et sa peine

1. Déclarations de culpabilité

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Dragoljub Kunarac contre ses déclarations de culpabilité,

CONFIRME par conséquent les déclarations de culpabilité prononcées par la Chambre de première instance à l’encontre de Dragoljub Kunarac sous les chefs 1 à 4, 9 à 12 et 18 à 20 de l’Acte d’accusation IT-96-23.

2. Peine

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Dragoljub Kunarac contre sa peine,

MODIFIE le dispositif du Jugement de sorte qu’il soit conforme au texte lu en audience par la Chambre de première instance selon lequel le temps passé en détention préventive est à déduire de la durée totale de la peine et, par conséquent, il convient de déduire de la peine de Dragoljub Kunarac la durée qu’il a passée en détention préventive depuis le jour où il s’est livré au Tribunal le 4 mars 1998,

ET

VU le nombre et la gravité des infractions commises, CONCLUT que la peine prononcée par la Chambre de première instance est justifiée.

Par conséquent, la Chambre d’appel CONFIRME la peine de 28 ans d’emprisonnement prononcée par la Chambre de première instance.

B. Les appels interjetés par Radomir Kovac contre ses déclarations de culpabilité et sa peine

1. Déclarations de culpabilité

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Radomir Kovac contre ses déclarations de culpabilité,

CONFIRME par conséquent les déclarations de culpabilité prononcées par la Chambre de première instance à l’encontre de Radomir Kovac sous les chefs 22 à 25 de l’Acte d’accusation IT-96-23.

2. Peine

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Radomir Kovac contre sa peine,

MODIFIE le dispositif du Jugement de sorte qu’il soit conforme au texte lu par la Chambre de première instance selon lequel le temps passé en détention préventive est à déduire de la durée totale de la peine et, par conséquent, il convient de déduire de la peine de Radomir Kovac la durée qu’il a passée en détention préventive depuis le jour de son arrestation le 2 aout 1999,

ET

VU le nombre et la gravité des infractions commises, CONCLUT que la peine imposée par la Chambre de première instance est justifiée.

Par conséquent, la Chambre d’appel CONFIRME la peine de 20 ans d’emprisonnement prononcée par la Chambre de première instance.

C. Les appels interjetés par Zoran Vukovic contre ses déclarations de culpabilité et sa peine

1. Déclarations de culpabilité

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Zoran Vukovic contre ses déclarations de culpabilité,

CONFIRME par conséquent les déclarations de culpabilité prononcées par la Chambre de première instance à l’encontre de Zoran Vukovic sous les chefs 33 à 36 de l’Acte d’accusation IT-96-23/1.

2. Peine

La Chambre d’appel,

REJETTE l’appel formé par Zoran Vukovic contre sa peine,

MODIFIE le dispositif du Jugement de sorte qu’il soit conforme au texte lu par la Chambre de première instance selon lequel le temps passé en détention préventive est à déduire de la durée totale de la peine et, par conséquent, il convient de déduire de la peine de Zoran Vukovic la durée qu’il a passée en détention préventive depuis le jour de son arrestation le 23 décembre 1999,

ET

VU le nombre et la gravité des infractions commises, CONCLUT que la peine imposée par la Chambre de première instance est justifiée.

Par conséquent, la Chambre d’appel CONFIRME la peine de 12 ans d’emprisonnement prononcée par la Chambre de première instance.

D. Exécution des peines

En application des articles 103 C) et 107 du Règlement, la Chambre d’appel ordonne le maintien en détention de Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic sous la garde du Tribunal international, dans l’attente de la finalisation des modalités de leur transfert vers le ou les États oů ils purgeront leur peine respective.

*****

Le texte intégral de l’Arrêt de la Chambre d’Appel est disponible sur le site Internet du Tribunal, dans les deux langues de travail de celui-ci, ainsi que sur demande auprès des Services d’Information publique.


*****
Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
Pour plus d'informations, veuillez contacter notre Bureau de presse à La Haye
Tél.: +31-70-512-8752; 512-5343; 512-5356 Fax: +31-70-512-5355 - Email:
press [at] icty.org ()Le TPIY sur Twitter et Youtube