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« Je n'ai connaissance d'aucun affrontement de ce type. Je sais qu'il y a eu un massacre, je sais que je me suis enfui avec ma famille, j'essayais simplement de sauver la vie de ma famille. »
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Sadik Januzi vivait dans le village de Broje/Burojë dans la municipalité de Srbica/Skenderaj, au nord-ouest du Kosovo, avec sa femme et ses sept enfants. Sadik Januzi, agriculteur, avait soixante-cinq ans lorsque les forces serbes ont érigé un poste de contrôle de police et sont entrées dans le village au début du mois de mars 1998.
Cinq à six semaines plus tard, alors qu’il avait continué à exercer quotidiennement son travail de fermier, il a entendu dire qu’un policier serbe avait été tué par l’Armée de libération du Kosovo, un groupe armé d’Albanais du Kosovo. A partir de ce moment-là, « la situation est devenue très tendue » a-t-il déclaré, et les forces serbes ont commencé à bombarder son village, et un autre situé à proximité.
Sadik Januzi a déclaré : « il y avait des coups de feu de temps en temps, dans les premières heures de la matinée et le soir notamment. Et à ces moments-là, il nous fallait partir de chez nous, quitter la maison très tôt le matin. Nous ne pouvions revenir que le soir pour manger et nous reposer un petit peu.» Finalement, toute la famille a décidé de partir, craignant pour sa propre sécurité. Sadik Januzi a envoyé toute sa famille à la maison de sa soeur, à Kladernica/Klladernicë, située également dans la municipalité de Srbica/Skenderaj, et lui-même est retourné s’occuper de sa maison à Broje/Burojë. Il s’est souvenu qu’en cette période «il n’y avait aucune sécurité. »
Pendant l’été 1998, les forces serbes ont supprimé le poste de contrôle de Broje/Burojë et Sadik Januzi a décidé de faire revenir sa famille. Ils n’ont toutefois pu y rester que sept jours, car les forces serbes ont commencé à mener une offensive sur 53 villages, dont le sien, dans la région de Drenica/Drenicë. Broje/Burojë a été pilonné à plusieurs reprises, et Sadik Januzi et sa famille ont été contraints de circuler en permanence dans toute la région, en passant d’un village à un autre pendant 14 mois. « Je m'efforçais seulement de m'occuper de ma famille.» a-t-il déclaré.
En mars 1999, les forces serbes ont pilonné la ville de Broje/Burojë et des villages environnants. Le 24 mars 1999, Sadik Januzi et sa famille ont cherché refuge à Izbica/Izbicë, située également dans la municipalité de Srbica/Skenderaj, où s’étaient rassemblés environ 5000 habitants de six villages différents. Les femmes et les enfants dormaient dans des maisons et les hommes dans des remorques de tracteur. Sadik Januzi y est resté quatre nuits.
Trois jours plus tard, le 27 mars 1999, il a vu des soldats serbes mettre le feu à des maisons d’Izbica/Izbicë. Vers 10 heures du matin le jour suivant, les forces serbes ont encerclé les réfugiés et en ont rassemblé 5000 dans une prairie située à environ 150 mètres du village. Sadik Januzi a alors vu trois soldats serbes qui se dirigeaient vers la foule en criant: « Si vous ne voulez pas qu’on mette le feu à toutes les maisons, donnez-nous de l’argent ! » Beaucoup de gens les ont alors payés.
Sadik Januzi a entendu l’un des soldats dire en serbe: « Faites sortir tous [les] hommes de la foule » et les soldats ont commencé à mettre les hommes à l’écart. « Ils nous ont obligés à nous asseoir deux par deux le long de la route » a-t-il déclaré. D’autres soldats se sont dirigés vers le reste de la foule et ont pris 12 ou treize jeunes hommes. Un Albanais du Kosovo plus âgé a imploré les soldats, en serbe, de laisser les jeunes hommes libres. Ils l’ont fait, après avoir reçu l’argent qu’ils demandaient en échange.
Les hommes ont alors été répartis en deux groupes de 70 personnes. L’un des groupes a reçu l’ordre de monter la colline et l’autre a dû se diriger vers un ruisseau. Le groupe de Sadik Januzi « a commencé à monter la colline pendant environ 300 mètres», en deux rangées escortées par dix soldats. Les soldats les pressaient à la pointe de leurs fusils mitrailleurs. » Dans ce groupe, les hommes étaient âgés de 40 à 96 ans.
Sadik Januzi a déclaré : « À un moment, un soldat nous a dit de nous arrêter, nous nous sommes tournés vers eux et ils nous ont ordonné [de] leur tourner le dos.» Il a entendu crier « Feu » et les hommes ont commencé à tomber, tous abattus, derrière lui. Cela a duré quelques secondes. Il est tombé au sol bien qu'il n'ait pas été touché et trois cadavres sont tombés sur son dos. Il a entendu les soldats qui vérifiaient s'il y avait des survivants. Il a entendu ensuite l'un des soldats qui disait: « Allons-y, notre travail est terminé.»
Sadik Januzi a déclaré avoir eu si peur qu’il n’a attendu qu’une minute, a rampé jusqu’ à un buisson qui se trouvait à proximité, puis encore 150 mètres pour gagner les bois. Une fois dans les bois, il s’est assis et à fumer deux cigarettes. Il a été rejoint par d’autres survivants de son groupe. Il est resté dans les bois jusqu’à minuit, puis est allé dans un village à proximité où il est resté trois jours, avant de se rendre finalement chez sa sœur, qui habitait une maison de Kladernica/Klladernicë. Sur le chemin, il a rencontré des survivants de l’autre groupe.
Il est resté à Kladernica/Klladernicë une semaine environ, jusqu’au 12 avril 1999, lorsque les forces serbes ont commencé à pilonner le village avant le lever du soleil. Tous les jeunes hommes se sont enfuis dans la forêt et Sadik Januzi est allé voir comment se portait sa famille qui, avec de nombreuses autres personnes issues des villages environnants, avait trouvé refuge dans l’école. Il y a avait déjà entre 10 000 et 12 000 réfugiés dans le village. Plus tard ce matin-là, les forces serbes constituées de militaires, de paramilitaires et de forces de police ont encerclé l'école. Ils ont fait sortir 400 ou 500 jeunes hommes de la foule et ont ordonné aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées de se diriger vers l'Albanie.
Le groupe s’est mis en marche, conduit par les forces serbes. Ils ont dû « marcher pendant environ 80 kilomètres sans nourriture, sans rien du tout » en un convoi de plus de quatre kilomètres de long, escortés par des soldats serbes de chaque coté de la route, tout le long du chemin conduisant à Jošanica/Jashanicë dans la municipalité de Klina/Klinë, à l’ouest du Kosovo. « Tout le monde était à pied, sauf les personnes âgées et handicapées qui étaient conduites par deux ou trois tracteurs », a-t-il déclaré.
Sur le chemin, Sadik Januzi a vu des villages en flammes, désertés, où ne se trouvaient que les militaires serbes avec leurs véhicules et leurs chars. Lorsque le convoi est arrivé à Đakovica/Gjakovë, près de la frontière albanaise, et après avoir passé une nuit dans un près. « La ville était en flammes, il y avait beaucoup de soldats et de policiers, et ils ne voulaient pas qu’on s’arrête dans la ville. », a-t-il déclaré.
Le lendemain ils ont continué à marcher vers le sud, après avoir passé la nuit dans une école. Sadik Januzi a expliqué que les gens avaient très faim. Près d’un pont, à la sortie de la ville de Đakovica/Gjakovë, la femme et la belle-soeur de Sadik Januzi « sont allées dans une maison catholique » pour demander de la nourriture, car ils avaient passé trois jours sans manger. Alors qu’il les attendait, des soldats serbes lui ont dit « Partez de là, l'OTAN risque de tout bombarder » Sadik Januzi a attendu sa famille puis a rejoint le reste du convoi. Il a déclaré, parlant du moment où il est parti « j'ai pu apercevoir un avion de l'OTAN. J'ai entendu le bruit qu'il faisait, et j'ai vu la fumée. » Le pont venait d’être bombardé.
Le convoi a continué sa progression vers le sud et a finalement gagné Prizren. « Ils nous ont dit d’attendre là, qu'on nous emmènerait en autobus vers la frontière », a déclaré Sadik Januzi. Les bus sont arrivés toutes les demi-heures et Sadik Januzi et sa famille sont parvenus à prendre le dernier, qui les a conduit jusqu’à la frontière. Il a entendu dire, selon ses propos que « les gens dans les autres bus n’étaient conduit qu’à Žur/Zhur », à une dizaine de kilomètres de la frontière, et qu’il leur fallait marcher ensuite. Toutefois, parlant du bus dans lequel il avait pris place Sadik Januzi a déclaré : « [le bus] est allé directement à la frontière parce qu’on avait donné de l’argent au chauffeur ».
À la frontière, les soldats serbes « ont pris nos documents et les ont jetés dans un panier», a-t-il rapporté. Finalement, le15 avril 1999, ils ont passé la frontière et sont entrés en Albanie comme réfugiés.
Sadik Januzi, dans sa déposition pour l’Accusation, a affirmé : « J’ai quitté le Kosovo parce que les Serbes m’ont chassé de mon village, ils nous avaient donné l’ordre d’aller en Albanie [.] Je n’en suis pas parti à cause des bombardements de l’OTAN.»
Sadik Januzi a déposé le 24 avril 2002 au procès de l’ancien Président yougoslave Slobodan Milošević. Dans ce procès, de nombreux témoignages de victimes ont été déposés par écrit, comme pièces à conviction, puis présentés à l’audience pour que le témoin puisse répondre aux questions de l’accusé, ou des juges. Sadik Januzi a relaté ces évènements à un enquêteur du Bureau du Procureur du TPIY à Tirana, en Albanie. Slobodan Milošević est mort en détention le 11 mars 2006, et les procédures engagées contre lui ont pris fin.
>> Lire le témoignage complet de Sadik Januzi et sa déclaration comme témoin (en anglais).