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Suad Džafić

« Quand je suis sorti de l'autocar, j'ai entendu proférer un ordre disant qu'il fallait fuir par les les champs. J’ai réussi à m'écarter, à m'éloigner de la route goudronnée parce que les premiers qui descendaient de l’autocar se sont trouvés directement sur la route d’où ils sont allés dans les champs, et  c’est là qu’on les a abattus.»

Suad Džafić, Musulman de Bosnie, relate comment le 21 mai 1992 des soldats serbes ont tué des Musulmans, dont son père et ses deux frères, dans le village de Nova Kasaba, près de Bratunac, en Bosnie orientale. Il a témoigné les 26 et 27 juin 2003 au procès de Slobodan Milošević et le 11 février 2004 au procès de Momčilo Krajišnik, l’un des dirigeants des Serbes de Bosnie.


En mai 1992, Suad Džafić avait 25 ans et vivait dans son village natal de Vitkovići, dans la municipalité de Bratunac, en Bosnie-Herzégovine orientale. Il était revenu de Serbie deux mois plus tôt, où il travaillait dans l’industrie forestière, et avait remarqué que les tensions étaient grandissantes en Bosnie. Dans sa déclaration pour le Bureau du Procureur et dans sa déposition devant le Tribunal, il a révélé de nombreux détails sur la prise de Bratunac et d’autres villages de la municipalité, par les Serbes, en avril et en mai 1992.

Il a déclaré que les forces serbes sont entrées dans Bratunac le 16 avril 1992, après avoir pris la ville voisine de Zvornik. Ils ont créé à Bratunac le nouveau ministère serbe de l’Intérieur (MUP), et ont forcé tous les Musulmans de Bosnie à démissionner de leurs emplois. Les jours suivants, des unités paramilitaires ont commencé à circuler dans tous les villages autour de la ville. Ils ont attaqué le village de Glogova le 9 mai 1992, tuant une soixantaine de villageois, et ont attaqué le village de « Krasno Polje » le lendemain.

Le jour de l’attaque contre Krasno Polje, les voisins serbes de Suad Džafić lui ont dit, ainsi qu’aux autres villageois, qu'ils seraient davantage en sécurité s'ils prenaient la fuite en direction des bois, ce qu'ils ont fait. Ils sont rentrés chez eux cette nuit-là, ayant appris par leurs voisins que la situation s’était améliorée. Durant les sept jours qui ont suivi, la police serbe a patrouillé le village pour que les habitants restent chez eux.

Le 17 mai, le chef de la police est venu au village et a  déclaré que les habitants avaient un délai de deux heures pour remettre leurs armes à la police. « Si on n’avait pas respecté cet ultimatum, notre sécurité n’aurait plus été garantie. Pour s’assurer du respect de cet ultimatum, le policier a pris avec lui quatre villageois. Il s’agissait de mon père, Mehmed Džafić, de mon frère Hamed Džafić, de Šahin Suljić et de Ramiz Karić », a déclaré Suad Džafić. Après avoir été interrogés au poste de police de Bratunac, ils sont retournés sains et saufs au village.

Dans la matinée du 18 mai, des voisins serbes désormais en uniforme et venant de la ville voisine de Vitkovići ont encerclé le village et ordonné aux habitants de se regrouper dans les rues. Après midi, Suad Džafić et d'autres villageois ont dû monter dans deux bus qui les ont conduits à Bratunac. « Pendant qu’ils nous faisaient monter dans les bus, d’autres soldats ont commencé à piller toutes les maisons du village », a déclaré Suad Džafić.

À Bratunac, ils étaient en train d’attendre l’arrivée du troisième bus qui amenait les habitants du village de Krasno Polje, lorsqu’un soldat serbe a appelé Fadil Habibović, qui se trouvait dans le même bus que Suad Džafić. « On l’a emmené et je ne l’ai plus jamais revu », a-t-il raconté.  Il a entendu dire par la suite qu’un chauffeur de Vitkovići, appelé « Novo», avait amené Fadil Habibović dans sa maison de Krasno Polje, où il l’avait tué.

Les trois bus qui transportaient les Musulmans de Bosnie, à présent bondés, se sont rendus à Vlasenica, en Bosnie-Herzégovine orientale également. Chaque bus avait un garde armé à bord. Arrivés à Vlasenica, ils se sont garés à proximité de la gare routière. Les autobus étaient entourés par un groupe  de soldats en uniforme, en tenue de combat complète, portant des armes automatiques et des grenades. Suad Džafić a remarqué que certains de ces hommes portaient l’emblème d’unités paramilitaires serbes sur leurs uniformes, comme celui des « Tigres d’Arkan » (l’unité commandée par l’accusé du TPIY Željko Raznatović, dit «Arkan»), des «  Aigles blancs» et d'autres encore.

Tous les hommes en âge de porter les armes, ainsi que cinq mineurs, ont été escortés par les soldats et conduits à la prison du MUP à  Vlasenica, tandis que 120 d’entre eux sont restés dans les bus. Les trois jours suivants, du 18 au 21 mai 1992, 32 hommes et cinq mineurs y ont été détenus, tous dans la même cellule d’environ trois mètres sur cinq. « Cela m’a paru durer une éternité. On était battus le jour comme la nuit » a-t-il déclaré. « Ils utilisaient toutes sortes de choses pour nous frapper, par exemple des matraques, des crosses de fusil et d’autres objets contondants. On ne nous a pas donné d’eau ou de nourriture avant le deuxième jour de détention ».

Dans la matinée du 21 mai 1992, on a fait sortir les prisonniers de la cellule et on les a fait monter dans un bus. Cinq mineurs ne sont pas montés. Alors qu’ils attendaient le bus à Vlasenica, Suad Džafić a vu quatre voitures arborant des symboles de crânes garées près du parking de bus. Lorsque des hommes en uniforme en sont descendus, il a reconnu son voisin de Vitkovići, Pero Mitrović. Suad Džafić a déclaré avoir appris par la suite que ces soldats étaient des membres du peloton de sabotage de Vukovar.

Tous ces véhicules, avec en tête une voiture blindée, ont formé un convoi qui s’est dirigé vers Bratunac. Ils se sont arrêtés dans un café au bord de la route, près du village de Milići, et les soldats ont mangé et bu. Alors que les prisonniers attendaient le bus, Suad Džafić a entendu un policier serbe crier: « Laisse-moi tous les tuer maintenant. Ne les emmène pas. » Puis il a entendu Pero Mitrović crier: « Ne les tue pas, ils sont sous ma garde.»

Environ 30 minutes plus tard, le convoi a repris sa route vers Bratunac. Ils se sont arrêtés à l’entrée du village de Nova Kasaba. Peu de temps après, un soldat du nom de  « Makedonac » (« Macédonien ») a ordonné aux prisonniers de sortir du bus en groupes de quatre ou cinq. Quand le premier groupe est descendu du bus, les soldats leur ont tiré dessus. Dans sa déposition, Suad Džafić a décrit ces exécutions: « L'autocar s'était arrêté sur la route goudronnée et il y avait des gens à côté de la porte arrière, et d'autres se trouvaient à l’avant de l'autocar. Il y avait un blindé transporteur de troupes devant le bus, qui a pris part aux tirs également. Quand les gens sont descendus du bus ils sont allés dans le pré et c’est là qu’ils se faisaient tirer dessus. »

Les soldats tiraient continuellement sur chaque groupe de prisonniers qui sortait du bus. Suad Džafić était dans le dernier groupe, avec son frère, ses deux cousins et un autre homme de la famille; son père avait fait partie du groupe précédent. Quand ils sont sortis du bus, Suad Džafić a été touché par les rafales et il s’est effondré. Il a été blessé en quatre endroits différents : l’estomac, une hanche et deux fois à la jambe droite.

Suad Džafić a rapporté qu’après les exécutions, Pero Mitrović et « Makedonac » ont commencé à chercher les survivants, tuant tous ceux qu’ils trouvaient encore en vie. « J’étais couché sur la route, sûr d’être le prochain à être achevé d’un coup de pistolet. Je faisais semblant d’être mort », a-t-il ajouté.

Alors que Pero Mitrović et « Makedonac » s’approchaient de lui, Suad Džafić les a entendus se disputer au sujet du lieu de l’exécution, l’un d’entre eux disant que cela n’aurait pas dû être fait sur une grande route. Ils se sont mis d’accord pour quitter les lieux immédiatement.

Toujours allongé sur le sol, il  a entendu les véhicules partir. Il s’est levé et après deux heures de marche, il a réussi à atteindre le village de Čeliković, contrôlé par les Musulmans de Bosnie. Il y a été soigné.

Cette même nuit, après avoir entendu le récit de Suad Džafić et de deux autres survivants —Rahman Karić et Sado Muhić —des soldats musulmans se sont rendus sur le lieu des exécutions. Ils ont retrouvé les corps de 16 des 29 personnes  tuées. Ces victimes ont été enterrées dans un lieu appelé « Kaldrmica ». Les 13 autres corps ont été enterrés plus tard par les Serbes, dans un lieu encore inconnu du Bureau du Procureur lorsque Suad Džafić a témoigné pour le Tribunal.

En 1993, Suad Džafić a fourni une déclaration relative à ces évènements auprès de l’Agence bosniaque de recherches et de documentation (AID) de Tuzla. Il a aussi communiqué le nom de 21 personnes tuées à Nova Kasaba. Son père et ses deux frères étaient nommés dans la liste. Près de quatre-vingt-dix pour cent des personnes citées dans cette liste étaient des proches parents ou des membres de sa famille. Dans sa déclaration au Bureau du Procureur en 2000, Suad Džafić a déclaré que l’on n’avait pas revu Rahman Karić et Sado Muhić depuis la chute de Srebrenica en juillet 1995.

Suad Džafić a déposé les 26 et 27 juin 2003 au procès de l’ancien président yougoslave Slobodan Milošević. Dans ce procès, de nombreux témoignages de victimes ont été déposés par écrit, comme moyens de preuve, puis présentés à l’audience pour que le témoin puisse répondre aux questions des juges ou de l’accusé. Suad Džafić  a relaté ces évènements à un enquêteur du Bureau du Procureur du TPIY à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, le 20 juin 2000. Il a témoigné le 11 février 2004 au sujet de ces mêmes évènements au procès de l’ancien dirigeant serbe de Bosnie Momčilo Krajišnik, qui était accusé de crimes commis à Bratunac et en d’autres lieux, en Bosnie-Herzégovine. Slobodan Milošević, est mort en détention le 11 mars 2006, et les procédures engagées contre lui ont pris fin.

>> Lire le témoignage complet de Suad Džafić du 26 juin 2003 et du 27 juin 2003 ainsi que la déclaration du témoin (en anglais).