Entendre, protéger et conseiller les survivants de violences sexuelles
“ De nombreuses victimes [de violences sexuelles] risquaient d’être rejetées par leur communauté en venant déposer sur les horreurs qu’elles avaient vécues ”
Le Tribunal n’aurait pas été en mesure de traduire en justice et de punir des auteurs de violences sexuelles si les victimes et témoins clés n’avaient pas pu rapporter les faits. Une grande partie des plus de 4 000 personnes ayant témoigné devant le Tribunal jusqu’à présent sont des survivants et témoins de crimes.
Le TPIY devait s’assurer qu’ils seraient en mesure de déposer en toute sécurité, sans crainte ni menaces. Les victimes de violences sexuelles étaient particulièrement concernées car, en venant déposer sur les horreurs qu’elles avaient vécues, nombre d’entre elles risquaient d’être rejetées par leur communauté.
Aussi un certain nombre de procédures novatrices ont-elles été mises en œuvre pour répondre aux besoins spécifiques des survivants de violences sexuelles. Elles sont devenues partie intégrante de la justice pénale internationale moderne, avec la création de directives spécifiques pour la présentation des témoignages, l’octroi de mesures de protection aux témoins vulnérables ainsi que le soutien et les conseils apportés par des professionnels expérimentés.
Procédures spéciales pour la présentation des témoignages
Le toute première version du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal comportait un article élaboré spécialement pour éviter aux survivants de violences sexuelles le traumatisme qu’ils pourraient subir en étant confrontées à l’audience aux auteurs des crimes et en devant répondre à des questions très personnelles.
“ L’article 96 du Règlement dispose que le témoignage d’une victime de violences sexuelles n’a pas besoin d’être corroboré. ”
L’article 96 du Règlement dispose que le témoignage d’une victime de violences sexuelles n’a pas besoin d’être corroboré. Cet article a permis de garantir que le crime de violences sexuelles ne serait pas jugé selon les règles de preuve rigoureuses qui s’appliquent aux autres crimes et, partant, de régler un problème qui se pose dans certains systèmes juridiques nationaux. Cette démarche tient compte de façon réaliste de la nature intrinsèque du crime de violences sexuelles, celui-ci étant souvent commis en l’absence de témoins ou uniquement devant des témoins agissant avec son auteur.
Cet article prévoit également que le comportement sexuel antérieur de la victime ne peut être invoqué comme moyen de défense. La Chambre de première instance saisie de l’affaire Mucić et consorts a expliqué que l’objectif de cet article était de « protéger correctement les victimes contre le harcèlement, l’embarras et l’humiliation ». Elle a ajouté que l’admission d’éléments de preuve tendant à établir le comportement sexuel antérieur pourrait « se traduire par une confusion des questions, au détriment par conséquent de l’équité de l’instance », et que cela reviendrait simplement à tenter de « mettre en doute la réputation de la victime » et causerait « de nouvelles souffrances et chocs émotifs aux témoins ».
L’article 96 du Règlement définit en outre dans quelles circonstances les éléments de preuve relatifs au consentement de la victime ne seront pas admis. Dans les affaires Kunarac et consorts et Gacumbitsi, respectivement, les chambres d’appel du TPIY et du TPIR ont confirmé que l’absence de consentement était un élément du crime de viol que le Procureur doit prouver. L’article 96 définit ensuite de quelle façon l’absence de consentement doit être prouvée, à savoir en établissant l’existence de circonstances coercitives dans lesquelles un consentement véritable n’est pas possible. C’est le cas lorsque la victime :
a) a été soumise à des actes de violence ou si elle a été contrainte, détenue ou soumise à des pressions psychologiques ou si elle craignait de les subir ou était menacée de tels actes;
b) a estimé raisonnablement que, si elle ne se soumettait pas, une autre pourrait subir de tels actes, en être menacée ou contrainte par la peur.
En d’autres termes, lorsque le viol a été commis pendant une campagne génocidaire ou la détention de la victime, une Chambre de première instance peut en déduire l’absence de consentement.
“ Le consentement ne peut en aucun cas être invoqué en tant que moyen de défense lorsqu’une femme est exposée aux contraintes et aux dangers mortels de la guerre. ”
L’article 96 du Règlement a permis de rompre de façon tout à fait radicale avec la pratique de nombreux systèmes juridiques nationaux selon lesquels la victime peut avoir été consentante alors qu’elle était menacée, ou parce qu’elle n’a pas résisté activement. Gabrielle Kirk McDonald, ancienne Présidente du Tribunal, a expliqué le fondement de la démarche novatrice du Tribunal : « Le consentement ne peut en aucun cas être invoqué en tant que moyen de défense lorsqu’une femme est exposée aux contraintes et aux dangers mortels de la guerre. »
En outre, afin de préserver le droit de l’accusé de présenter sa défense, l’article 96 du Règlement prévoit que, « avant que les preuves du consentement de la victime ne soient admises, l'accusé doit démontrer à la Chambre de première instance siégeant à huis clos que les moyens de preuve produits sont pertinents et crédibles ». Ainsi était mis en place une mesure de protection supplémentaire pour les victimes, dans la mesure où les détails intimes ou pénibles ne font pas l’objet de débats en audience publique et où la Défense n’interroge le témoin que s’il existe des motifs valables de le faire, contrairement à la pratique établie dans de nombreuses juridictions nationales.
Protection des témoins et assistance
Il est souvent indispensable de protéger l’identité des victimes et des témoins qui déposent devant le Tribunal dans des affaires de violences sexuelles. De nombreuses victimes ont peur pour leur sécurité lorsqu’elles décident de déposer. En outre, les stigmates qui marquent souvent les victimes de violences sexuelles sont un réel obstacle aux efforts qu’elles déploient pour retrouver une vie sociale et continuer à vivre normalement.
“fournir conseils et assistance aux témoins, particulièrement en cas de viols et violences sexuelles”
L’une des premières décisions du Tribunal après sa création a été de mettre en place une section spéciale d’aide aux victimes et aux témoins. Pour la première fois, la justice pénale internationale se dotait d’une section entièrement consacrée à préserver la sécurité et la dignité des témoins vulnérables. Conformément à l’article 34 du Règlement, des professionnels expérimentés sont chargés de fournir conseils et assistance aux témoins, « particulièrement en cas de viols et violences sexuelles ».
La Section d’aide aux victimes et aux témoins est un puissant défenseur de la sécurité des témoins, car elle recommande aux Chambres les mesures de protection dont ceux-ci pourraient avoir besoin. Les mécanismes de protection sont, entre autres :
- La suppression, dans les dossiers du Tribunal, du nom de l'intéressé (et d’autres indications permettant de l’identifier) ;
- La non-diffusion de la déposition et sa suppression de tous documents publics, en tout ou en partie ;
- L’installation d’une cloison devant le témoin qui dépose, de façon que personne dans la galerie du public ne puisse le voir, ou l’autorisation de déposer à huis clos, donc sans public ;
- L’utilisation de moyens techniques permettant l’altération de l’image ou de la voix du témoin ;
- La possibilité de témoigner depuis une autre pièce en utilisant un circuit de télévision fermé unidirectionnel, de sorte que le témoin ne peut pas voir l’accusé ;
- La possibilité pour le témoin de déposer depuis son pays par voie de vidéoconférence lorsque, par exemple, son absence risquerait de compromettre sa sécurité ;
- La coordination avec les autorités du pays où réside le témoin, pour garantir des mesures de protection sur le terrain ;
- La réinstallation dans un pays tiers, lorsque « la vie du témoin est véritablement et durablement menacée ».
Le Tribunal prend au sérieux la protection des témoins. Quiconque a divulgué des informations confidentielles concernant un témoin, a intimidé celui-ci ou essayé de toute autre manière d’influencer sa déposition peut être poursuivi pour outrage au Tribunal, la peine maximum encourue étant de sept ans d’emprisonnement ou une amende de 100 000 euros, ou les deux.
Grâce aux relations qu’il entretient depuis longtemps avec les survivants, le Tribunal est pleinement conscient des conséquences que le fait de venir témoigner entraîne pour les victimes sur le plan émotionnel, notamment lorsque, pendant de longues heures à l’audience, loin de leur foyer et de leur famille, elles sont confrontées aux auteurs des crimes et doivent répondre à des questions sur les atrocités qu’elles ont subies.
C’est pourquoi les victimes qui viennent témoigner à La Haye peuvent demander à tout moment pendant leur séjour l’aide pratique et le soutien psychosociologique de la Section d’aide aux victimes et aux témoins. Lorsque cela est nécessaire, la Section leur apporte une assistance psychologique afin de les aider à faire face au traumatisme que leur déposition a pu raviver. Son personnel qualifié aide les témoins à renforcer les mécanismes leur permettant de résister et s’assure que, à l’audience, ils sont en pleine possession de leurs moyens et capables d’exercer leurs droits. En outre, le personnel de la Section suit de près le déroulement des audiences, veillant en permanence à ce que les témoins ne soient pas soumis à une tension psychologique insupportable. Après la déposition, il les aide à réfléchir sur leur expérience à l’audience et à prendre conscience de la fin de ce processus. Wendy Lobwein, ancienne responsable de la Section, a décrit comment, après avoir déposé, certains d’entre eux « se sentent incroyablement soulagés. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être incapables de faire […] Certains d’entre eux m’ont envoyé des lettres […] décrivant cette expérience comme un moment clé de leur vie ».